Analyse de Mathieu Morverand, routeur de Rémy et d’Olivier Montiel.
A l’aube ce matin, le téléphone se mit à sonner. Au bout du fil, de l’autre côté de l’océan, c’est Pierre qui nous appelait depuis la Guyane, sous des trombes d’eau comme nous autres au sud de la France et comme les marins il y a quelques jours. Pierre était tout euphorique, heureux comme si il était lui-même à bord, comme en 2012, partageant à fond comme nous tous l’aventure des marins. Il faut dire qu’à la lecture des données de son tableau (en PJ), il y a avait de quoi se réjouir : 73,3 milles parcourus en 24 h pour Antonio de la Rosa qui a repris la seconde place aujourd’hui et 6 autres marins au-delà des 60 milles. Du jamais vu depuis le départ ! Avec de telles performances, on aurait pu se dire qu’enfin, les rameurs surfaient maintenant sur la bonne veine. On aurait pu aussi s’emballer et annoncer des dates d’arrivée plus tôt que prévu, mais en fin marin qu’il est, Pierre a rapidement modéré notre enthousiasme, préférant attendre les 24 heures suivantes pour mesurer le caractère pérenne ou non de cette remarquable progression. Il n’eut pas tout à fait tort de se montrer ainsi prudent.
Sans que le phénomène soit aussi fort que celui provoqué par la remontée de la ZIC il y a trois jours, les coureurs positionnés au cœur de la flottille (entre Catherine et Olivier M.) ont effectivement connu un nouveau coup de frein aujourd’hui qui a douché leurs espoirs de trouver la côte plus vite. Si ce ralentissement a particulièrement affecté ce groupe du milieu de course au nord de la zone, les rameurs aux avant-postes ont également vu leur moyenne légèrement diminuer surtout au nord. Il semble en revanche qu’un peu plus au sud, Antonio et Olivier qui sont sur la même ligne rencontrent des conditions un peu plus favorables et maintiennent leur vitesse élevée. Il n’y a qu’un degré de latitude qui sépare leurs positions et pourtant, il se pourrait bien que ces deux groupes ne rencontrent pas tout à fait les mêmes conditions. Quelles que soient les raisons qui expliquent cette différence, les marins n’ont pas d’autres choix que d’accepter cette configuration du plan d’eau, la course est ainsi avec des options qui s’avèrent parfois payantes et d’autres qui sont plus délicates. Les jours s’enchaînent et ne se ressemblent résolument pas dans ce long voyage.
Mais l’océan sait aussi réjouir ceux qui prennent le temps de l’observer et de le respecter. Ainsi, Olivier B. qui préférait il y a quelques jours relâcher les dorades qu’il attrapait plutôt que de les tuer pour en consommer si peu, a été grandement récompensé alors qu’il nettoyait sa coque par la visite extraordinaire d’un requin baleine aux allures tranquilles et débonnaires. Avec le courage qui s’impose à l’occasion d’une telle rencontre, il a réussi à faire une vidéo et à la remettre au bateau d’assistance qui passait par là afin de nous la faire partager aujourd’hui :
Cette anecdote incroyable montre bien que cette traversée ne se résume pas qu’à une simple et longue addition de milles, c’est aussi des rencontres et des émotions d’une rare intensité que seule cette présence solitaire au Large peut permettre. C’est aussi sans doute un peu pour cela que l’on s’engage dans de tels périples dont le sens et la finalité peuvent parfois laisser perplexes un certain nombre d’observateurs. Si cela était possible, on aimerait vivre que ces moments de grâce et être épargné de tout le reste, mais cela est impossible, cette aventure constitue un ensemble duquel on ne peut soustraire aucune composante. Pour vivre de telles rencontres, avec la sensibilité à fleur de peau d’un marin solitaire, il faut accepter le voyage tel qu’il est, avec ses joies et ses peines.
Rémy Landier (n°84) et Olivier Montiel (n°7) font aussi de belles rencontres même si celles-ci ont plutôt tendance à les décourager de se mettre à l’eau lorsqu’il s’agit d’aller nettoyer la coque. Cette corvée reste néanmoins indispensable pour conserver une bonne glisse. Ce type de bateau ne va pas assez vite pour que la coque reste propre pendant de si longues périodes, en particulier dans ces zones où la faune océanique est riche et abondante. Malgré ces tracas, et cette mer constamment différente, ils parviennent eux aussi à profiter de mieux en mieux de l’univers qui les entoure.
Après 6 semaines de mer, les rameurs font désormais corps avec le milieu, le roulis des vagues n’a jamais cessé depuis qu’ils ont quitté la côte et le bateau est quasiment devenu une continuité corporelle. Dans ce contexte, la perception des éléments est complètement différente de celle que l’on peut avoir à terre. On ne lutte plus contre l’océan, on cherche au contraire à être le plus harmonieux possible avec lui en essayant de suivre ses mouvements, en optimisant ses réglages et en maniant les avirons de la manière la plus opportune à la recherche d’un équilibre parfait. Richard l’explique très bien, il sait désormais comment préserver ses ressources physiques et trouver la stabilité indispensable à la mise en place d’un bon rythme à l’aviron. Il a compris qu’il ne sert à rien de partir dans une vaine bataille contre la mer et qu’il est essentiel de se fondre aux mouvements de la houle. Avec ses repères, il a appris à en mesurer précisément l’amplitude. Debout, du haut de ses 1.80 m à bord de son cockpit lui-même à 20 cm au-dessus de la surface de l’eau, il comprend que si les vagues font disparaître l’horizon lorsqu’il se trouve dans le creux, alors la houle dépasse 2 mètres de hauteur, ce qui fut souvent le cas ces jours derniers. Tous ces repères, propres à chacun, participent à l’apprentissage de cette vie étonnante d’un rameur du grand Large.